
“Il faut que vous sachiez qu’il y a, en Afrique, quelque chose d”éminemment romanesque. Vous regardez un coucher de soleil et vous pensez que la main de Dieu vous est apparue. Vous voyez le bond souple d’une lionne, et vous en oubliez de respirer.”..
Jodi Picoult. La tristesse des élephants
L’Afrique fascine depuis longtemps du fait de ses espaces naturels et de sa faune. Continent des origines de l’humanité, elle abrite des merveilles naturelles incomparables, rend lyriques écrivains (relire “Les racines du ciel”!), cinéastes, (Mogambo, African Queen), musiciens… Bon d’accord, pas forcément Céline ou Conrad, qui se sont sentis oppressés par cette nature débordante et hostile et par les conséquences de la colonisation. Les auteurs africains eux-mêmes ont joué sur cette fascination en rappelant cette présence du topos animalier dans des oeuvres comme “Mémoires d’un Porc-Epic” (Alain Mabanckou) ou dans “En attendant le vote des bêtes sauvages” (Amadou Kourouma). Chères lectrices et lecteurs, vous me pardonnerez de verser gravement dans le cliché, mais je me sens plus d’affinités pour la “Ferme Africaine” de Karen Blixen que pour les chapitres africains du “Voyage au bout de la nuit”.
Depuis ma prime enfance, les sorties dans la brousse (sic.) sont des fêtes. Le départ au petit matin dans la Land Rover (Defender, of course!), le soleil pointant son nez sur l’immensité du vide… Du sable et du désert, à perte de vue… J’habitais sur la façade ouest du Sahara, non loin d’un des relais de l’Aéropostale, grande pourvoyeuse de mythes sur le continent. A l’époque j’imaginais que le Petit Prince, dont j’écoutais le Livre-disque narré par Gérard Philippe sur l’électrophone familial, avait été écrit non loin de chez nous… Le Clézio l’a écrit, rien de plus fascinant que ces grands espaces de sable sur lesquels on finit par distinguer de plus en plus de choses… Rien de très glamour dans nos sorties dominicales, qui ont fini par être annulées pour cause de conflit au Sahara Occidental au milieu des années 70… C’était pour nous l’équivalent de la randonnée en montagne pour ceux qui habitaient Annecy ou Grenoble… Une façon de se distraire le dimanche…

C’est en voyageant dans les ex-colonies britanniques que j’ai découvert le safari, cette expérience typique développée par les anglais dans leurs territoires africains, pour “encapsuler” l’Afrique. Le safari, emprunt au swahili où le terme veut dire voyage, ne s’applique pas à l’origine à la découverte encadrée des beautés naturelles de la terre. Mais il est venu à symboliser cette prestation touristique très codifiée (et plutôt onéreuse) délivrée par des opérateurs de lodges.
L’Afrique du Sud, qui compte de nombreuses réserves naturelles, parcs publics ou privés, a développé une impressionnante offre de lodges et de safaris. Le décor est un élément incontournable de l’expérience. Le lodge doit “faire africain” tout en offrant des niveaux de confort acceptables au vu des tarifs pratiqués. Un style “out of Africa” très inspiré par l’esthétique du film de Sidney Pollack. Contrairement à d’autres endroits touristiques d’Afrique du Sud où la présence du continent est délibérément occultée la décoration des lodges de safari joue la carte “couleur locale” avec quelques notes “cosy” et les plus beaux sont de réels enchantements. On est très loin de l’habitat réel des contrées qui l’environnent. Les constructions sont basses, souvent en adobe, avec des toits de chaume pour rappeler l’architecture traditionnelle. Certains ont opté pour le look “camp de brousse” en installant des tentes, l’effet Mogambo? Tant pis si Clark Gable et Grace Kelly sont enterrés depuis longtemps…
Second élement de la mise en scène, la scansion du séjour par des moments hautement ritualisés, rythmés par les “game drive”, au lever du jour et en fin d’après-midi, ces sorties en voiture 4*4 découvertes pour observer la faune*, les différentes pauses café, thé, etc. Dans certains lodges on se demande si le but du jeu n’est pas d’engraisser le touriste pour le livrer aux fauves de la brousse à la fin du séjour! Premier épisode aux environs de 6 heures du matin, thé ou café accompagnés de rusks (gâteaux rustiques bourratifs et hyperénergétiques) ou de muffins. Second épisode au retour du “game drive”, full breakfast (amateurs d’oeufs, saucisses, tomates au petit déjeuner, c’est votre moment!). Troisième épisode, déjeuner. Quatrième épisode, high tea avec sandwichs et petits gâteaux avant d’appareiller pour le second “game drive”. Et enfin, dîner**, si vous avez de la chance sous les étoiles du boma, salle à manger en plein air…

Le game-drive, “version politiquement correcte du grand chasseur blanc?”
Les “game drive” sont le clou du séjour. Le but de la plupart des “game drive” est simple: vous donner pendant la durée de votre séjour, l’impression d’avoir vécu vous-même la réalisation d’un documentaire du National Geographic, approcher le plus possible les animaux les plus difficiles ou les plus dangereux du bush. L’objectif ultime étant d’avoir vu les “Big 5” au cours de votre séjour: lion, éléphant, rhinocéros, léopard et buffle. Les rangers et les pisteurs sont là pour trouver les animaux et de vous permettre de les observer dans leur éco-système naturel. Le ranger est un élément central du système. Il se recrute essentiellement chez les solides afrikaners nourris au bon grain et aguerris au rugby mais accepte quelques britanniques rosissant au soleil (où serait-ce l’effet du Gin & Tonic qu’ils éclusent sans vergogne pour conjurer la malaria?) et, quoique plus minoritaires quelques noirs et quelques femmes (pas encore vu de ranger femme et noire, mais mon échantillon est assez limité). En revanche, les pisteurs sont assez majoritairement noirs et viennent souvent des environs. Je me suis interrogée sur cette sur-représentation blanche et il est possible que cela ait à voir avec le capital économique des individus, les formations sont payantes et pas forcément accessibles, mais c’est le cas d’à peu près toutes les formations professionnelles en Afrique du Sud.
On peut supposer d’autres explications en termes culturels: les populations locales regardent la nature avec méfiance et faire ce métier n’a pas de sens pour eux. S’approcher le plus possible des lions pour que des touristes occidentaux les prennent en photo n’est-ce pas totalement ridicule? Ainsi mon prof de zoulou m’a regardé d’un air dubitatif lorsque je lui ai dit avoir envoyé mes enfants faire du volontariat dans le bush: “le bush? Pourquoi, mais c’est plein de bêtes!”. Peut-être aussi que l’obligation qui leur était faite par l’apartheid de rester dans les bantoustans lorsqu’ils n’avaient pas de travail a imprimé en eux l’idée qu’on trouvait du travail dans les villes. Autant dans l’histoire des afrikaners et des colons anglais, dominer la nature était une épreuve formatrice dont on pouvait être fier, et les bonnes écoles de Johannesburg proposent des séjours “formateurs” dans le bush à tous leurs élèves, autant pour une partie de la population noire, ce ne semble plus être le cas.
C’est en tout cas tout un art de déchiffrer les indices que laissent les animaux dans le bush et de les approcher. Certains game drive se soldent par des échecs ou des déceptions, on peut suivre des traces de lion pendant des heures sans parvenir à dénicher leur propriétaire. C’est là que joue un élément essentiel de la formation du ranger: sa connaissance d’un certain nombre de blagues (dites “blagues de ranger”) pour détendre l’atmosphère et évaporer les déceptions. La plus courante: “savez-vous pourquoi les impala (que l’on voit partout) ont un “M” marqué sur les fesses?” (…) “Parce que ce sont les Mc Do du bush!”. Et leur position dans la chaîne alimentaire fait que ces graciles antilopes sont à peu près menacées par tous les types de carnivores présents… “La vie est un grand restaurant” écrivait Woody Allen… Autre échantillon: “pourquoi les waterbucks ont ils un demi-cercle blanc sur les fesses?” (…) parce qu’ils se sont assis sur des toilettes fraîchement repeintes!”

Bref on peut voir le safari comme une mise en scène de la nature qui joue sur les clichés colonialistes et l’imagerie de documentaire animalier, une fiction fabriquée par une chaîne d’acteurs conscients de la valeur commerciale de la proposition. On peut aussi complètement se laisser emporter, comme dans roman à grand tirage… On sait que le script est écrit, qu’il n’y aura pas de surprise, même si la vision des Big 5 n’est jamais garantie, mais lorsque l’auteur y met du coeur, on y croit et on se laisse emporter. Je suis toujours bon public en safari. Le spectacle des troupeaux d’éléphants avec leurs éléphanteaux malhabiles et leurs adolescents provocateurs, la beauté d’un léopard allongé dans un arbre, d’une troupe de lionnes déboulant sur la piste devant nous, l’oeil inquisiteur d’une maman rhino, l’air impertinent d’un singe vervet… et l’incomparable beauté des couchers (et des levers de soleil) africains ne me laisseront jamais indifférente!
“Les clichés ne le sont qu’à force d’être répétés, pas parce qu’ils sont faux”.
Thomas B. Reverdy et Sylvain Venayre. “Jardin des colonies”
*(il est strictement interdit de se promener en dehors de l’enceinte des lodges sans l’armure protectrice de ces véhicules)
** Chériiii! Tu as pris le Bicarbonate?