Ce côté-ci du paradis…

Savez-vous lequel des pays d’Afrique reçoit le plus souvent des louanges de la Mo Ibrahim Foundation? Un pays toujours classé dans les premiers du continent pour le niveau de vie et l’éducation de ses habitants, sa culture démocratique et son niveau de transparence? Il se trouve que nous y avons notre maison de vacances depuis dix ans, ce qui me permet une familiarité que n’ont pas forcément ceux qui s’y rendent pour l’attrait de ces plages et de ses “all-inclusive resorts”.

Présenté dans les brochures touristiques et par son office de tourisme, par une citation de Mark Twain, lequel aurait dit, à propos de l’île, que Dieu aurait inventé Maurice, puis le ciel à son image, Maurice est, au-delà de la carte postale, un pays attachant qui décline cependant des paradoxes aussi vibrants que les couleurs de ses cieux.

Ce qui m’a séduite très vite à Maurice, c’est le mélange. Un mélange apparemment harmonieux des cultures, le mélange des styles. La cohabitation de traits africains, européens et asiatiques dans un même lieu avait tout pour me plaire, à moi qui revendique des racines sur les trois continents. Je suis ravie par les vestiges de vieilles maisons coloniales en bois (en train de disparaître faute d’entretien), par les temples hindous aux couleurs de bonbon chimique, par les mosquées (ici appelées Masjiid) blanches aux toits verts, par les églises en pierre de lave aux toits bleus comme un manteau marial, ou rouge comme la passion du Christ. J’aime y voir déambuler côte à côte les femmes arborant des saris colorés, les rastas à bicyclette, les écolier.e.s et collégien.ne.s en uniforme, les surfers mal rasés roulant des pectoraux, les vieux messieurs créoles et leurs panamas, et les jeunes en jean et en tongs. J’y apprécie que la vie soit simple et douce. En dehors des périodes de cyclone, le temps est agréable tout au long de l’année. Les ciels du couchant se parent de teintes uniquement visibles sous les tropiques. Et pour les familles avec des jeunes enfants (ce qui était notre cas il y a dix-huit ans lorsque nous sommes venus pour la première fois) l’absence de problème sanitaire, de bestioles dangereuses, et le faible décalage horaire avec l’Europe est un atout certain.

J’aime aussi que les toponymes reflètent l’histoire de l’île et ses différentes périodes. Pamplemousses, Fond du Sac, Souillac, Curepipe, Gros Cailloux, Pointe aux Lascars, Case Noyale, Petite-Rivière, Grande-Rivière, Baie du Tombeau… datant de la domination française, voisinent avec Rose-Hill, Bénarès, Médine, Yémen, probablement attribués pendant la période britannique (encore la faute de Napoléon!). J’y apprécie qu’avec tout juste cent ans de domination française, et malgré cent cinquante ans de colonisation britannique, la langue française soit toujours aussi présente et utilisée dans l’île, avec un accent chantant et quelques particularités de langage. Ici les bureaux de tabac se nomment tabagie, et les distributeurs automatiques de billets les gabiers. On ‘cuit’ plus qu’on ne ‘cuisine’. On appelle toujours la femme de ménage la bonne et on lorsqu’on parle d’argent c’est en sous…

Mais sous la carte postale paradisiaque, la vision se lézarde un peu… Les versions aseptisées proposées par les voyagistes et les hôtels ne tiennent pas longtemps. Les plages de Maurice n’ont parfois plus rien de naturel, la démocratie ressemble à une oligarchie, et la cohabitation des communautés, bien que plus pacifique que partout ailleurs, n’en recèle pas moins des fractures.

Un paradis écologique?

“Maurice, c’est un plaisir!” clamait un slogan édicté il y a une dizaine d’années, par le ministère du tourisme. Un documentaire d’une grande chaîne française montrait d’ailleurs le ministre d’alors, Xavier Duval dans une des opérations de relations publiques dont il était friand, amenant des journalistes et des représentants des tours-opérateurs dans des resorts paradisiaques, profitant de buffets de fruits de mers et produits exotiques et dansant le séga (danse nationale de tradition créole). Il passait évidemment sous silence le dynamitage des lagons pour permettre les activités nautiques des hôtels “all-inclusive”, le dragage du sable pour “construire des plages, et le dépeuplement des fonds marins, et la réduction à portion congrue des plages publiques baignables pour le mauricien n’ayant pas les moyens de s’offrir un “campement” sur la plage.

Vers l’intérieur de l’île, la canne à sucre aux plumets blancs a contribué à modifier le paysage et son écosystème. Les forêts endémiques ont presque disparu, remplacées par les espèces amenées par la colonisation à des époques où l’on ne savait pas que les écosystèmes des îles (la notion n’existait même pas) étaient fragiles et pouvait disparaître aussi rapidement que l’emblématique dodo, oiseau  aussi laid que stupide mais qui n’a jamais connu d’autre prédateur que le marin hollandais. La vitalité économique du pays, qui a su en cinquante ans d’indépendance faire progresser son PNB et le niveau de vie de ses habitants, s’est traduite par un urbanisme anarchique d’une laideur que peinent à masquer les branches folles d’hibiscus et de bougainvillées sur les murs lépreux lessivés par les pluies d’été et le soleil.

L’annonce d’un plan “Maurice Ile Durable” au début du vingt-et-unième siècle n’a pas abouti sur des décisions concrètes. L’île est encore largement dépendante des produits fossiles importées pour son énergie produite dans des centrales thermiques (environ 80% de sa production), les voitures sont de plus en plus nombreuses, et la poursuite des constructions de nouveaux hôtels sur le littoral ainsi que de résidences pour étrangers vont peser sur les ressources en eau, toujours un peu tendues pendant la saison sèche, menant à l’interruption de service pour les habitants habitant certaines communes et aux restrictions d’usage pour les autres.

Une nation Arc-en-Ciel, vraiment?

Maurice est célébrée pour la cohabitation harmonieuse de toutes ses communautés, il est vrai que c’est un des rares pays au monde où chaque année a lieu une réunion des différents responsables des communautés pour définir le calendrier des jours fériés de l’année suivante, permettant ainsi aux mauriciens des différentes confessions de pouvoir avoir un jour de fête pour les dates importantes. C’est aussi un pays où tout le monde fête Noël en s’offrant des cadeaux, bien que ce soit une fête chrétienne. Un pays où chrétiens et musulmans savent ce que sont Maha Shivaratree et Diwali, où l’on fête le Nouvel An chinois et où un ministre de la république gagne ses galons en allant négocier des prix préférentiels avec Saudi Airlines pour les pèlerins du Hadj.

Cependant, derrière la façade du multiculturalisme pointe la réalité d’un communautarisme qui fait que les mauriciens vivent en groupes cloisonnés par leur origine ethnique et n’ont pas inventé un “vivre ensemble” plus inclusif et égalitaire comme en témoigne le livre de l’universitaire Julie Peghini. L’arc-en-ciel tant vanté recèle en fait une philosophie non pas d’égalité dans la diversité, mais de cloisonnement de communautés qui conforte les inégalités d’origine. Certains mauriciens sont plus égaux que d’autres. Le non-renouvèlement des élites politiques et économiques en est une preuve. Les différents premiers ministres qui se sont succédé depuis 1968, date de l’indépendance ont porté en tout trois patronymes: Jugnauth (père et fils), Ramgoolam (père et fils) et Bérenger. Les responsables politiques d’aujourd’hui sont souvent les enfants de ceux qui étaient en place à l’indépendance.

L’accession progressive des femmes à des droits civils égaux sur le papier, est moins évidente dans la société. La nomination d’une présidente (fonction honorifique) mauricienne a été un gage de bonne volonté mais celle-ci a dû démissionner pour des soupçons de corruption (alors que l’ancien premier ministre, malgré des affaires plus que douteuses, rêve encore de son retour à la tête de l’Etat). L’avortement n’est toujours pas légal, sauf pour stricte raison médicale ou viol, et le trafic de cytotec auto-administré tue périodiquement des jeunes femmes dans la plus grande indifférence. La pression des responsables religieux de tous bords, ayant une grande influence sur les responsables politiques locaux, rend peu probable un changement de la législation.

Les menaces qui ont pesé sur la tenue de la douzième marche des fiertés le samedi 2 juin 2018 montrent que la tolérance n’est pas une vertu cardinale de cette île. Les responsables et coordinateurs de la manifestation ont reçu des menaces de mort qui ont incité les autorités à demander l’annulation de cette marche avant de se raviser. L’article 250 du code pénal mauricien considère toujours la sodomie comme un crime, même si les poursuites sont inexistantes. Pas en veine de contradiction, le représentant du gouvernement Ramgoolam avait tout de même signé en 2011 la résolution des Nations Unies sur les droits des homosexuels.

Bref, le ciel peut aussi receler ses poches d’ombre, comme le montrent si bien les romans de Natacha Appanah, Ananda Devi, ou de l’incontournable JMG Le Clézio. Tristes Tropiques? Ce billet n’a pas pour vocation de vous détourner de vos projets de vacances sur ce qui reste une des îles les plus sympathiques de l’Océan Indien, mais de faire ressortir des aspects trop oubliés par la communication officielle auprès des futurs touristes, retraités ou investisseurs.

Ma première interaction avec une mauricienne, il y a dix-huit ans, lors de mon premier  séjour sur l’île, a été avec la bonne créole du petit bungalow que nous avions loué sur la plage de Trou aux Biches. “Vous avez de la chance, m’avait-elle lancé de but en blanc, vous vos enfants ils sont blancs!”. Cette phrase m’avait choquée mais elle révélait la hiérarchie sous-jacente bien présente dans les mentalités. Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui, les enfants de Maria aient une analyse fondamentalement différente.

La république de Maurice a cinquante ans et peut être fière du chemin parcouru, d’une île à l’indolence coloniale, essentiellement tournée vers la production de la canne à sucre à une économie plus diversifiée qui a permis l’accession de sa population à l’un des niveaux de revenus les plus enviés d’Afrique. Les gouvernements ont su donner les impulsions nécessaires pour accompagner un développement qui n’était pas acquis, les cours mondiaux du sucre n’ayant cessé de baisser. Cependant, dans les prochaines années, la jeune république va faire face à plusieurs défis. Le premier défi sera de mettre en place une économie qui ne mette pas davantage en péril l’écologie fragile de cette île.  Maurice Ile Durable devrait être plus qu’un slogan, un impératif. Le second défi sera de passer d’une mosaïque de communautés à une véritable nation qui soit plus qu’une chanson populaire écrite pour cet anniversaire. Les communautés historiquement désavantagées devraient pouvoir se sentir pleinement citoyennes et à égalité de chances avec leurs compatriotes. L’accession à une vie décente à Maurice ne devrait plus dépendre d’une nuance de couleur de peau ou de l’appartenance à un clan ou à une communauté.

Quelque chose de pourri au royaume de Molière?

Pour une fois, ce billet ne va pas avoir comme objet la politique sud-africaine. Puisque nous sommes à une semaine du premier tour de l’élection présidentielle française, j’ai décidé d’évoquer la France vue de l’étranger et en l’occurrence, de l’Afrique Australe. L’avantage de voyager c’est de voir son pays avec des yeux différents, notamment dans les yeux de ses interlocuteurs. Après dix-huit mois de pérégrinations sud-africaines, j’ai pu recueillir des opinions très variées , parfois erronées, et toujours intéressantes de sud-africains sur la France et les français.

Ces conversations, souvent sur le mode badin avec des personnes rencontrées au hasard d’un voyage, en marge d’une conférence, d’un séminaire, d’un déjeuner ou dîner, ont la vertu de donner un angle sur notre propre pays que nous n’avons pas spontanément. Des questions, des observations lancées à la volée montrent la différence entre la représentation que nous, français, forcément un peu fanfarons, fiers de notre histoire, nous qui avons donné au monde, entre autres trésors de l’humanité, Paris, la plus belle ville du monde, les Lumières, l’accordéon, les droits humains, le camembert, Marie-Antoinette, Yvette Horner et Mireille Mathieu, et celle que se forgent les bipèdes exotiques et bigarrés implantés outre-Zambèze…

La première surprise c’est que finalement, la France n’est pas le centre du monde!!!! Et oui, amis lecteurs, je vous sens tout désemparés, consolez-vous, ce n’est pas bien grave mais ici la France, cela ne signifie rien pas grand chose. C’est tout juste si les amateurs de rugby se souviennent qu’on a failli gagner une coupe du monde* (mais le terrain était lourd, les sangliers avaient mangé des cochonneries, etc.).

Les autochtones amateurs/ amatrices de comédies romantiques ont l’idée que se marier à Paris c’est presque aussi bien que convoler à Venise, mais elles n’ont qu’une idée imprécise d’où les situer sur une carte et de ce qui les différencie. D’ailleurs non Sean, mon chou, Paris ne ressemble pas à Franshoek! Quant à la situation politique, si les journalistes reprennent avec plaisir la fameuse réflexion de Marie-Antoinette “let them eat cake” (“qu’ils mangent de la brioche!”) pour fustiger à l’envi les tendances des dirigeants d’Afrique Australe à se goinfrer pendant que leur population peine à joindre les deux bouts, elle suscite très peu de commentaires ici. Le championnat de football anglais est plus commenté que le Brexit… ou que la politique française…

Quelques infos arrivent à voyager… Malheureusement elles oeuvrent peu pour établir une image idyllique de notre pays (la première destination touristique au monde clamait triomphalement notre ministre des affaires étrangères!). Un chauffeur de taxi du Cap à qui nous disions que nous venions de France nous disait qu’il ne connaissait rien de la France… si ce n’est que nous avions un président qui avait autant de femmes que le président Zuma (sic)… Classe!

Parfois dans les dîners mondains des interlocuteurs polis essaient de se rencarder sur la vie politique française. Souvent, alors que je me perds à essayer d’en résumer les évènements récents, on me répond que finalement, c’est assez similaire à ce qui se passe localement. Maltraiter des migrants qui vous piquent votre travail et vos avantages acquis? C’est dans l’ordre des choses! Embaucher sa femme et ses enfants? Rien de plus normal!  Zuma depuis qu’il est au pouvoir a contribué largement à l’établissement de sa progéniture (et elle est nombreuse, avec quatre femmes officielles, plus des petites aventures extra-conjugales pour être président, on n’en est pas moins homme!).

Faire protéger ses ex à grand frais par l’argent du contribuable? Mais bien sûr que c’est normal! Nkozasana Dlamini Zuma, ex-femme de Zuma (et prétendante à sa succession) circule ces derniers temps avec une protection de la garde présidentielle. “Imagine t’on le Général de Gaulle mis en examen?”. Ici, dans un pays où avoir fait de la prison sous l’apartheid sert de viatique en politique, on n’a pas vraiment de problème avec un dirigeant mis en examen. Zuma ne perd pas une occasion de dire qu’il ne craint pas la prison, ayant connu les geôles de l’apartheid…

François Fillon évoque t’il une cabale des juges à son encontre? Mais il devrait prendre exemple sur le président Zuma qui a déclaré, pas plus tard que la semaine dernière que l’utilisation des moyens judiciaires par ses adversaires (on est dans un régime de common law et ses gens là se traînent devant les tribunaux pour un oui ou pour un non) n’était rien de moins qu’un comportement anti-démocratique… D’ailleurs Zuma a 789 charges qui pèsent contre lui et l’un des enjeux de la bataille qui se joue jusqu’au congrès de décembre, négocier son immunité judiciaire.

Alors, les candidats à la présidentielle française peuvent toujours aller se faire tailler un (voire plusieurs) costard(s)! Ils sont largement dépassés. Il va falloir leur en faire bouffer, des compléments alimentaires pour qu’ils soient à la hauteur et défient l’inventivité des politiques sud-africains!

*de rugby évidemment, les footballeurs français ayant eu une attitude lamentable sur laquelle il n’est pas opportun de revenir

Ils ont quitté la France du général de Gaulle…

Une rencontre avec les français de Vanderbiljpark, arrivés dans les années 1970 dans cette petite bourgade industrielle au sud de Johannesbourg…

Avez-vous entendu parler de Vanderbijlpark? Cela ne m’étonne guère, ce n’est pas vraiment le genre de bourgade dont vous entendrez parler dans les guides touristiques vantant les mérites de l’Afrique du Sud.

C’est une ville industrielle créée dans les années 20 sur les bords de la rivière Vaal, à une centaine de kilomètres de Johannesbourg, par l’ingénieur Henrik Van der Bilj. Un bastion de cols bleus afrikaners. Avec les villes voisines de Sasolburg et Vereeniging, elle forme le triangle industriel du Vaal, regroupant aciéries, raffineries et autres complexes industriels. Elle compte 95 000 habitants majoritairement blancs (à plus de 54%). Une partie de Vandebiljpark a été construite par ISCOR (South African Iron and Steel Corporation, maintenant passé sous la houlette d’Arcelor Mittal) pour loger ses employés. Le long des rues portant des noms d’hommes de lettres: Shakespeare, Milton, Balzac… des barres de bâtiments similaires en briques à un étage en briques avec petite cour, aujourd’hui un peu mités pompeusement baptisés “terraces”, rappellent les cités industrielles de l’Angleterre ou du Nord de la France.

Un samedi de janvier 2017, le consul général de France à Johannesburg, monsieur Raymond Quereilhac allait, comme tous les ans, avec le président de la Société Française de Bienfaisance de Johannesburg, rendre visite et partager la traditionnelle galette des rois avec la communauté française de Vanderbijlpark. Je lui ai demandé de l’accompagner. J’avais envie de rencontrer ces français arrivés entre la fin des années 60 et le début des années 70 qui ont fait souche sur place et ne sont jamais repartis. Il paraît qu’il y a eu jusqu’à 800 français à Vandebijlpark. Cela m’intéressait d’entendre leurs histoires, leurs expériences si différentes de celles des “expats” envoyés par les grands groupes français, arrivant aujourd’hui dans les banlieues nord de Johannesburg.

Ils étaient une vingtaine, dans la salle d’un petit hôtel de Vanderbijlpark. Certains parlant encore très bien le français, certains l’ayant un peu oublié, truffant leurs conversations de mots ou d’expressions anglaises “so… so…” ou afrikaner… Certains un peu cabossés par l’âge, ils ont allègrement passé la barre des soixante-dix ans! Les deuils, la vie, en ont marqués quelques uns. D’autres semblent avoir mieux tenu le choc, parlant fort et marchand droits comme des i, certains avec enfants et petits-enfants, heureux en tout cas de se retrouver et de partager ce moment.

J’ai pu discuter avec plusieurs des participants qui m’ont raconté des histoires de vies très émouvantes et parfois surprenantes. Ils sont arrivés dans la même décennie, entre 61 et 71, avec des parcours qui reflètent ce qu’était la France sous de Gaulle et Pompidou, une histoire qui contraste avec le thème rebattu des trente glorieuses ou la nostalgie de cette France des années 70 si télégénique. C’est de cette France-là qu’ils ont eu envie de partir, de changer d’air, d’horizon. Ils venaient de régions variées. L’une de mes interlocutrices était une pied-noir de la région d’Oran, arrivée en 62 et installée dans le Tarn mais elle n’en supportait pas le climat. Le mari d’une autre était maçon et ne trouvait pas de travail dans sa Normandie natale, ils avaient envie de changer. Une autre est venue à vingt ans avec ses parents, toute la famille déménageait alors, elle n’allait pas rester. Un de mes interlocuteurs venait de Lorraine où il était ajusteur dans une usine, l’autre était électricien dans la région bordelaise. Ils n’aimaient pas le climat social dans ces années 67-68. En Lorraine, les mines commençaient à fermer, il y avait des grèves. Ils ont lu les annonces dans les journaux locaux. ISCOR proposait à des personnes qualifiées des contrats de trois ans pour venir travailler en Afrique du Sud, avec billets d’avion (aller-retour) pour toute la famille, logement sur place. Ils sont allés aux réunions d’information, se sont dit “pourquoi pas?”, ont tout liquidé en France et ont pris l’avion (d’Orly? du Bourget?). Certains se sont mariés à la hâte pour pouvoir venir ensemble. Ils ont atterri à Johannesburg (“aéroport était tout petit alors!”) avec quelques valises. Et le maire de Vanderbiljpark en personne est venu les chercher. Et là, ils ont découvert un autre monde, une autre culture.

Les débuts ont été rudes. “On est arrivé, il pleuvait, mon père voulait repartir tout de suite! Ce n’était pas ce qu’on lui avait dit!”. “Il ne nous avaient pas tout dit à la réunion d’information” dit un autre en souriant. Il a fallu s’habituer. Ce n’était pas la vie de cocagne. On avait des maisons par contrat, mais elles n’étaient pas meublées. Il fallait attendre les premières payes et mettre un peu de sous de côté pour acheter une table, des chaises, un frigidaire… pour la machine à laver, on a attendu longtemps!  On faisait les lessives à la main. Il fallait aussi se faire comprendre dans les magasins, trouver de quoi manger. “on ne comprenait pas ce qu’il y avait, heureusement ma femme parlait un peu l’anglais”… “Les Afrikaner n’étaient pas sympa avec nous, ils nous regardaient d’un drôle d’air… Ils pensaient qu’on était là pour leur prendre leur travail”. “Ils nous ont traités comme des nègres” lâche une de mes interlocutrices qui ne mâche pas ses mots. Ils ont dû apprendre la langue, pour se débrouiller. Certains ont été tentés de repartir au bout de trois ans, mais ne l’ont pas fait. Ils se sont habitués à ce nouveau pays, à son climat. Ils ont appris à négocier leur contrat (toujours regarder l’aide médicale et la retraite!). Certains ont acheté leur maison. “C’était plus sûr, sinon chaque fois que vous changiez de travail, on vous mettait à la porte de chez vous”. A l’époque, c’était facile de changer de travail, les français étaient bien formés, on les embauchait tout de suite. Les enfants sont nés, ont grandi, se sont faits à cette vie. Certains vivent encore à Vanderbiljpark d’autres sont allés vivre ailleurs.

En cinquante ans le pays a changé, mais ils sont restés, ils ne se sentaient pas vraiment chez eux en France quand ils rentraient, pas très souvent, pour des évènements familiaux. Les bouleversements politiques en Afrique du Sud, la fin de l’apartheid, ils ont fait avec, même s’ils reconnaissent que sur la fin, c’était plus difficile de trouver du travail. Ils disent aussi que pour leurs enfants c’est dur. Il y a eu des épreuves, des deuils, des enfants partis trop vite, des veuvages dont l’évocation leur serre la gorge. Mais leur vie est ici, ils essaient de s’entraider face aux épreuves.

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Post-scriptum: Ayant eu un commentaire sur une “zone d’ombre” de cet article (dont une partie abrégée est parue sur lepetitjournal.com de Johannesburg) sur les opinions politiques des personnes citées dans ce texte et leur complaisance supposée avec le régime de l’apartheid, je souhaite apporter quelques précisions. D’une part, j’ai rencontré ces personnes lors d’un évènement festif, le partage de la galette des rois et cet article n’est pas le fruit d’entretiens structurés avec les personnes, mais d’échanges. Ce n’est donc pas un travail sociologique mais une rencontre. J’ai personnellement été surprise que, lorsque je leur ai demandé quelle avait été leur impression en arrivant en Afrique du Sud, aucun ne m’ait mentionné la dureté de l’apartheid, alors qu’à mes yeux c’était le problème structurant d’Afrique du Sud dans les années 60 (montée puissance, premiers déplacements massifs, régime policier etc.). Lorsque je leur ai posé la question “et l’apartheid?” ils m’ont répondu qu’ils avaient fait avec. Et en même temps, pour des français quittant la France de ces années-là, la séparation entre les blancs et les noirs et l’état policier n’était peut-être pas si choquante que ça. Il se peut aussi que la séparation ait été tellement bien organisée dans ce triangle industriel afrikaner que les français n’aient pas vu (ou n’aient pas voulu remarquer) ce qui se passait en dehors de leur univers immédiat. C’est ce qui m’a intéressée chez eux, c’est ce prisme très “France des années 60” qui se ressent même pour certains dans leur façon de parler, qu’ils ont gardé.