C’est peut être un détail pour vous, mais il semble que les femmes argentines ont (enfin !) obtenu le droit à l’avortement, et c’est une excellente nouvelle sur un continent qui reste en retard sur la question, comme en témoigne cet article de @TheConversation. J’ai été très émue par la joie de ces femmes descendues dans la rue dans les grandes villes du pays, pour célébrer la possibilité de dire enfin non à une grossesse non désirée. Un droit pour lequel elles ont dû batailler ferme.
J’entends parfois dire que les féministes “en feraient trop avec l’avortement”, qu’il est inutile de souligner les quarante ans de la loi Veil, que puisqu’il y a la contraception, l’avortement ne devrait pas être si nécessaire… Je vais me permettre d’en faire trop, une fois de plus.
Je comprends qu’on puisse avoir des réticences pour soi à l’avortement. Lors de mes entretiens avec les femmes sud-africaines pour “Devenir mère à Johannesbourg”, certaines de mes interviewées, souvent jeunes, souvent noires, souvent pauvres me disaient: “je ne crois pas à l’avortement” lorsque je leur demandais à quoi elles avaient pensé en apprenant leur grossesse non désirée. C’est une position que je respecte profondément, tout en pensant que celle-ci a singulièrement écorné leurs rêves d’ascension sociale et de maîtrise de leur destin.
En revanche, je ne comprends pas qu’on puisse vouloir priver de ce droit les autres femmes, surtout lorsqu’on a peu de chance de se trouver piégé dans une grossesse. J’ai eu très récemment cette discussion avec un de mes amis qui me disait, alors que je défendais que l’avortement devait être un droit imprescriptible pour toutes les femmes, partout dans le monde, et que c’était la clé de leur citoyenneté et de leur liberté: “oui mais quand même, est-ce qu’elles ne devraient pas faire attention? Il y a des moyens pour cela! Si elles tombent enceintes, n’est-ce pas qu’il y a eu de leur part quelque négligence?”
Je n’ai pas manqué de rétorquer qu’en l’occurence les femmes n’étaient jamais les seules responsables d’une grossesse, que pour ce que j’en savais, moi qui étudiais l’univers de la grossesse et de la naissance depuis plus de vingt ans, que les accidents arrivaient plus souvent que l’on ne pensait. Enfin, compte-tenu de l’asymétrie des rôles des hommes et des femmes dans la mise au monde et le soin des enfants, on ne pouvait que laisser le choix aux femmes de poursuivre ou ne pas poursuivre leur grossesse.
“Oui mais si tu considères que le foetus est une personne dès le commencement de la vie, dès le premier battement de coeur, perceptible très tôt dans la grossesse, n’est-ce pas criminel de terminer cette vie sous prétexte que cela ne convient pas à la mère?”
J’ai maintenu mon point de vue. Quel que soit le statut donné au foetus. J’aurais pu souligner qu’il est d’ailleurs singulier que certains soient prompts à dénier aux femmes le choix de donner ou non la vie dans le cas d’une grossesse non désirée, mais tout aussi prompts, sous le prétexte que l’enfant serait le premier à en souffrir, à abréger une grossesse pour suspicion d’anomalie foetale.
J’aurais pu lui parler de Judith Jarvis Thompson, philosophe états-unienne récemment décédée, et du fameux parallèle du foetus et du violoniste qu’elle fit dans son essai de défense de l’avortement et montrer que dans certaines circonstances, il peut être acceptable de dénier à une personne le droit à la vie. Elle y imagine la situation suivante: une société d’amoureux de la musique kidnappe une personne pour perfuser un violoniste génial victime d’une défaillance rénale. La survie du violoniste est conditionnée par le fait que la personne kidnappée lui reste attachée par une perfusion pendant tout le reste de son existence. La personne kidnappée a-t-elle le droit de se détacher du violoniste, même si son acte signifie la mort de celui-ci? Oui, assurément répond Judith Jarvis Thompson. Dans ce cas, il peut être moralement admissible de dénier le droit à la vie du violoniste. Le foetus, ce passager clandestin ne peut exister, que comme le violoniste, en étant relié pour ses fonctions vitales et son développement à l’organisme de la femme qui le porte.
J’aurais pu également lui parler, de cet ouvrage que je conseillais de lire à mes étudiant.e.s sages-femmes pendant des années, “Paroles d’avortées”, de Xavière Gauthier. Cette auteure est allée interviewer des femmes ayant avorté avant l’adoption de la loi Veil. Les témoignages recueillis montrent la détresse et les risques pris par ces femmes souvent dans des situations insupportables.
J’aurais pu aussi lui conseiller d’aller faire un tour de la presse des pays où l’avortement est interdit, et où régulièrement, la mort de femmes désespérées ayant avorté chez elles dans de mauvaises conditions fait partie des faits divers couramment rapportés.
J’aurais aussi pu lui conseiller, de lire, en poche, le livre des historiennes Danièle Voldmann et Annette Wieviorka “tristes grossesses, l’affaire des époux Bac (1953-1956)”, que j’ai entendues à une conférence de la société d’histoire de la naissance, samedi dernier. L’affaire des époux Bac permit à la future fondatrice de la Maternité Heureuse, Marie-Andrée Lagroua Weil-Hallé, de trouver une tribune pour montrer les ravages provoqués par la succession de grossesses non désirées.
L’histoire de Ginette Bac, dans une France d’après-guerre qui n’autorise ni la contraception, ni l’avortement, est celle d’une jeune femme de la classe ouvrière qui, enceinte de son premier enfant, se marie, puis met au monde un enfant tous les ans pendant quatre ans. Ginette est handicapée elle ne peut se servir de son bras droit. Après avoir mis au monde deux garçons et une petite fille, elle met à nouveau au monde une petite fille qu’elle va laisser mourir d’inanition et de manque de soins.
Lorsque l’enfant décède, le médecin refuse le permis d’inhumer, l’enfant ne pesant plus que deux kilos (contre quatre à la naissance) et présentant tous les signes de l’abandon. La justice se saisit de l’affaire et diligente une enquête très détaillée qui sera la base d’un premier procès. aux assises où les parents seront condamnés à une peine d’emprisonnement de sept ans. Le procès en appel au tribunal de Versailles réduit la peine d’emprisonnement des parents qui sortent libres, et permet de faire valoir dans les médias de l’époque les arguments, la cause de ce qui deviendra le planning familial.
Les raisons de nous réjouir avec les argentines ne manquent donc pas. Comme on le dit en Afrique du Sud: “Amandla! Agwethu”!