Il ne faut jamais désespérer…

Ce billet revient sur une affaire qui a passionné les internautes sud-africains du 17 au 20 novembre 2018. L’affaire Ganas/Momentum

Une fois n’est pas coutume, aujourd’hui dans Ngisafunda, j’ai envie de vous raconter une histoire qui finit bien (enfin presque). Une histoire, où l’alliance des médias et des réseaux sociaux a fini par faire plier le grand capital pour la défense de la Veuve et de l’Orpheline. L’histoire commence tristement, en 2014, par un fait banalement ordinaire, dans la banlieue de Durban. Denise Ganas se fait violemment braquer, devant son garage. Les agresseurs en voulaient à la voiture familiale. Monsieur Ganas s’interpose entre l’agresseur qui menaçait sa femme et cette dernière et meurt, transpercé par les balles. Leur fille Carmen sera blessée pendant l’attaque, d’une balle ayant transpercé le mur de la maison. 

Nathan Ganas avait souscrit en 2012 une assurance décès auprès de l’assureur Momentum, au nom de sa femme, Denise. Celle-ci pensait donc obtenir un capital, suite à son veuvage. D’ailleurs Momentum versa, au moment du décès, une avance de 50 000 rands qui couvrirent le montant des funérailles . Las, l’assurance traîne la patte, diligente une enquête en explorant les dossiers médicaux du défunt et s’aperçoit que celui-ci avait omis de déclarer un diabète au moment de la souscription du contrat d’assurance-décès. L’assureur à l’époque, avait juste demandé la réalisation d’un test HIV pour l’évaluation du risque et s’était basé sur du déclaratif pour établir le montant de la prime. Momentum a considéré que la non-déclaration du diabète de Nathan Ganas déliait la compagnie de son contrat vis à vis de lui. Momentum n’aurait pas à payer les 2,4 millions de rands dus au titre de l’assurance décès. Elle demande d’ailleurs que lui soient restitués les 50 000 rands payés au moment du décès, la police étant frappée de nullité, les 50 000 rands ont donc été indûment perçus. 

La veuve est, on peut l’imaginer, totalement indignée par un tel refus, elle argue que, le décès de son mari étant dû à une fusillade, son taux de sucre dans le sang n’est pas en cause. Elle fait donc appel au médiateur de la compagnie d’assurance, puis à un second pour expertise et avis contradictoires. Les deux médiateurs concluent, comme la compagnie, que le contrat était caduc dès l’instant où Nathan Ganas n’avait pas respecté la clause qui lui imposait d’informer l’assureur de son diabète. La veuve, après quatre ans de tractations, porte donc son affaire à la connaissance des médias sud-africains qui se déchaînent contre Momentum, trouvant abusive la pratique qui prive la veuve et ses orphelins d’un capital, au prétexte d’une argutie technique, alors que le diabète n’est pas la cause directe du décès.

La direction de l’assureur reste d’abord droite dans ses bottes. Le directeur général de Momentum, un monsieur Le Roux répète les termes du contrat, et les conditions de caducité qui s’appliquent au cas de Nathan Ganas. Il dévoile les termes de l’étude de l’expert qui montrent que le diabète était connu du défunt dès avant la souscription de sa police d’assurance décès. Le défunt aurait en effet consulté cinq fois pour son diabète durant des trois ans précédant la souscription de son contrat. L’omission de ce type de condition entraînant la nullité du contrat, l’assureur ne se sent pas lié. La connaissance du diabète de son souscripteur l’aurait fait changer de niveau de risque et aurait impliqué des versements plus importants que ceux réellement acquittés. Mais pour faire un geste de conciliation, Momentum était tout de même prête à rembourser à la veuve les primes versées par son mari et renoncer à recouvrer les 50 000… C’est par égard pour ses autres clients que Momentum assumerait de ne pas verser les 2,4 millions de rands. 

Les médias s’indignent, Internet aussi. Les appels à boycotter Momentum pleuvent, des internautes exhibent sur Twitter leur lettre de résiliation de leurs contrats avec Momentum. Un mot-dièse #MomentumMustFall est lancé. Des journalistes radio influents s’emparent du sujet. Quarante huit heures de violente campagne sur Twitter, qui met les mots-dièse #Momentum et #MomentumMustFall en tête des préoccupations des Internautes sud-africains entre le 17 Novembre et le 20 novembre incite la direction de Momentum à capituler. Certes leur point de vue est légalement incontestable, mais il est, comme le rappelle Thuli Madonsela, juriste très respectée, éthiquement condamnable. La direction de Momentum comprend qu’aucune campagne de relations publiques ne lui permettra de regagner la main, et annonce donc la création d’un fond spécifique pour les victimes de mort violente dans les cas où la police normale ne permettrait pas, comme pour Nathan Ganas, leur indemnisation. Cette prime sera puisée dans les bénéfices de l’assureur et non affectée à des ‘pools’ d’assurés, pour des victimes assurées ayant succombé du fait d’un crime violent, et ne sera pas cumulable avec une autre prime.

Les internautes sud-africains célèbrent leur victoire en s’auto-félicitant d’avoir contraint la compagnie d’assurances à capituler. La veuve et les orphelins de Nathan Ganas vont pouvoir envisager l’avenir un peu plus sereinement, et se concentrer sur leur reconstruction. On ne peut que se réjouir de l’heureux épilogue. 

Cette affaire rappelle quand même les problèmes liés à la logique assurantielle. Les assureurs sud-africains, pas plus que leurs collègues internationaux, ne sont des philanthropes. Leur travail est de classer des gens par classe de risque et de les faire payer en fonction de la probabilité de survenue des dommages, ou de refuser de les assurer si le risque est trop élevé. L’histoire ne dit pas si Nathan Ganas a sciemment omis de déclarer son diabète, ou si, n’étant pas traité pour cette affection chronique, il a pensé que ça n’avait pas d’importance, mais cela aurait pu avoir des conséquences dramatique pour sa famille si la campagne médiatique n’avait pas fonctionné. Les compagnies d’assurances sud-africaines sont des entreprises très profitables qui caracolent dans le peloton de tête des capitalisations boursières locales. Certaines financent des sièges sociaux pharaoniques sur Rivonia, l’une des artères principales de Sandton. 

J’avais évoqué dans un des tous premiers billets de Ngisafunda l’impression mitigée de mes premiers contacts avec le système assurantiel sud-africain. Un système qui peut devenir très intrusif. Sous prétexte de mieux vous connaître et déterminer votre profil de risque pour vous faire payer ‘le bon prix’, un certain nombre de données sont collectées qui peuvent être utilisées contre vous. Nous avons eu la mauvaise surprise à la fin de notre première année de voir notre prime augmenter malgré l’absence de sinistre et aucun autre changement. Nul doute que certaines des données transmises à notre insu par le ‘tracker’ ont dû modifier notre profil de risque.

Dans les systèmes où les Etats-Providence sont à bout de souffle, on tend à vouloir confier de plus en plus à des organismes privés et notamment à des assurances une partie des prestations incombant jusqu’alors à la solidarité nationale . L’affaire Momentum nous rappelle le risque de voir marginaliser certains profils, rendus inassurables. 

 

Sécurité et liberté, vieux dilemme, nouveaux objets?

La première chose à faire quand on s’installe à Johannesburg, c’est de s’assurer qu’on a bien appris par coeur toutes les consignes de sécurité données par le consulat… et de ne plus s’en occuper après pour ne pas s’empêcher de vivre. Toute plaisanterie mise à part, les mises en gardes bien intentionnées ne sont pas le produit d’imaginations paranoïaques. Il y a des problèmes d’insécurité à Joburg qui est classée parmi les villes les plus violentes du monde. On rencontre très vite des gens à qui sont arrivées des mésaventures: car-jacking, vol sous la menace dans la rue, cambrioleurs armés qui vous tiennent en joue pendant qu’ils dévalisent votre maison… La prudence s’impose donc. La sécurité n’est pas un sujet à prendre à la légère.

Le premier sujet est le choix de la maison. Les quartiers nord de Joburg, banlieues aisées récentes essentiellement développées après la chute de l’apartheid, offrent plusieurs types d’habitat avec lesquels il faut se familiariser. Les “free standing houses”, maisons de monsieur et madame Tout-le-monde sont généralement déconseillées aux expatriés peu aguerris. Les “boomed street” qui se sont multipliées à la limite de la légalité sont des rues barrées par des barrières gardées par un agent d’une service de sécurité privé censé contrôler les accès et éviter de laisser entrer n’importe qui (enfin en théorie). Les clusters, qui sont le niveau au dessus sont des complexes de maisons organisées autour d’une rue ceinte de hauts mur et barrée par une porte (ou parfois deux). Le niveau le plus élevé des quartiers sécurisés est celui des estates (construits sur de vastes espaces auparavant inoccupés) ces “gated communities”ne se distinguent de la forteresse que par l’absence de douves. Ceintes de hauts murs, ne présentant qu’un seul accès contrôlé 24 heures sur 24, ils offrent une sécurisation optimale, et évitent à leurs résidents les tracas des multiples systèmes d’alarmes. On peut choisir son niveau de surveillance, dans l’architecture de son quartier, de sa maison (il est fortement conseillé aux expatriés de disposer d’une partie nuit, aux accès sécurisés, dans laquelle se barricader) dans le type d’intervention de la société de sécurité privée, dans l’équipement de la maison: détecteurs de mouvement, caméras, les possibilités sont multiples… et sont aussi des asservissements: il faut vérifier régulièrement que tout fonctionne, couper les branches d’arbres au dessus des barrières électrifiées, enfermer les chiens la nuit pour qu’ils n’affolent pas les détecteurs de mouvement dans le jardin…

Le défi de notre première semaine après l’emménagement a été de comprendre et de nous ajuster aux spécificités des différents systèmes d’alarmes de la maison (oui, il y en a plusieurs!). Nous avons ainsi vu débarquer plusieurs fois en pleine nuit les malabars de la société de sécurité, armés et munis de gilets pare-balles, qui voulaient s’assurer que tout allait bien: “Madame Bénédicte, everything is OK?”. “Fausse manip! Sorry!”… Mais finalement, on s’habitue à ruser avec ses systèmes d’alarme pour ne pas les contrarier et s’éviter les réveils en sursaut en pleine nuit. Ce n’est pas vraiment la machine qui s’adapte à l’homme, c’est l’homme qui s’adapte à la machine.

La seconde préoccupation concerne les voitures. Il n’y a pas ou peu de transports en commun à Johannesburg, si l’on excepte les minibus appelés taxis (à ne pas confondre avec les taxis-taxis), lesquels minibus sont fortement déconseillés. Leurs chauffeurs ont des réputations de voyous, conduisent n’importe comment (la proportion d’accidents de la route avec victimes dans lesquels sont impliqués ces minibus est délirante), s’arrêtent n’importe où sans crier gare, maltraitent clients et usagers de la route, bref, ils ne sont pas une option valable. Il est donc recommandé de disposer d’un véhicule personnel. Comment choisir son véhicule? Selon les compagnies de sécurité, la voiture est un endroit où l’on est potentiellement vulnérable qu’il convient donc de choisir avec la plus grande attention, vitres renforcées, verrouillage centralisé etc. et d’équiper avec des gadgets qui permettront de la repérer en cas de car-jacking, vol ou autre. Nous avons donc dû, sur les conseils avisés de notre assureur faire placer un tracker sous chacune de nos voitures pour parer à toute éventualité. Sécurité, sécurité avant tout!

Evidemment, naïfs que nous sommes, nous n’avions pas envisagé qu’un tracker cela pouvait avoir d’autres fonctions que juste signaler l’emplacement de notre voiture au cas où on nous l’aurait soustraite un peu violemment (ou pas). Impossible de demander à la retrouver sur le parking d’un des ces immenses malls dont les sud-africains sont friands à l’instar des états-uniens… En revanche, grâce au tracker, la société d’assurance peut avoir accès à tout un ensemble d’informations intéressantes, qui ne sont pas sans conséquence… Elle peut par exemple, évaluer quel type de conducteur vous êtes et vous attribuer des points qui serviront à vous récompenser/ vous pénaliser lors de l’édition de votre prochaine “douloureuse”. Vous recevez tous les mois un rapport qui vous situe dans la moyenne des clients pour votre vitesse moyenne, votre tendance à freiner plus ou moins brusquement, etc. Ce monitorage peut vous permettre d’analyser votre type de conduite et de la réorienter pour les paramètres où vous flirtez avec le rouge de la conduite potentiellement dangereuse. Bon, mais après tout, vous êtes libre non? Si ça vous chante de taquiner un peu la voiture devant vous en vous arrêtant un peu trop près de son pare-choc arrière, ce n’est pas si grave non?

Une dernière anecdote nous a fait réaliser à quel point la délégation de notre sécurité à des dispositifs pouvait aller… Au mois d’avril dernier, nos enfants étant venus réviser leurs examens passer un peu de temps avec nous, nous avons décidé de les amener passer un week-end dans la réserve de Madikwe, dans la province du North West, à la frontière du Botswana, à quatre heures de route de Johannesburg. Il faut savoir que les GPS ne sont pas toujours très bien informés dans ce pays, dès que l’on abandonne les grandes agglomérations ou les autoroutes tracées pour acheminer les minerais et autres matières premières produites par les sous-sols sud-africains. Les directions donnés par le lodge étant cryptiques nous avons décidé de privilégier une navigation mariant données GPS et carte papier. Première déconvenue après trois heures de route, nous avions opté pour une solution qui rallongeait la partie sur autoroute, les routes de province étant souvent non-goudronnées, mais la route que nous voulions prendre pour remonter vers le nord était bloquée, et il nous faudrait continuer encore une trentaine de kilomètres avant la prochaine bifurcation possible. Coup de téléphone dans la voiture (elle est équipée d’un système Bluetooth). “Bonjour, c’est Untel de la compagnie d’assurance, votre tracker indique que votre voiture cingle à toute vitesse vers le Botswana, étiez-vous au courant?”. Un peu surpris nous répondons que nous en sommes d’autant plus informés que nous sommes dans la voiture et que nous partons en week-end. Nous remercions poliment l’opérateur et mettons fin à la conversation pour rester concentrés sur la navigation, pas question de louper le prochain embranchement!

Ouf, nous arrivons enfin audit embranchement, bifurquons sur une route de terre et nous engageons dans la cambrousse où nous faisons quelques détours, car évidemment notre changement d’itinéraire a complexifié l’affaire. Mais enfin cela fait partie du voyage, et puis on est en Afrique, ce n’est déjà pas si mal d’avoir carte et GPS… Le GPS de la voiture indique une route directe traversant un barrage (dam), évitant le parcours de cinquante kilomètres supplémentaires qui semble s’imposer sur la carte. Ladite route n’existe pas sur la carte papier, mais enfin, un raccourci, c’est tentant. Nous nous engageons donc sur la voie, à gauche, espérant mettre un terme à notre errance. Mais, enfer et putréfaction, la piste se transforme en chemin dont l’état à visiblement été affecté par les pluies torrentielles de la fin de saison qui se sont abattues sur le North West début avril. Ornières, gros rochers en travers de la route, flaques de boue, branchages au milieu de la route… le petit chemin ne sent pas la violette, et nous commençons d’autant plus à nous inquiéter que l’heure tourne et que nous voulons être sûrs d’arriver à bon port pour le “game drive” du soir. Une fois arrivés au dam, nous nous rendons à l’évidence, à moins d’avoir un véhicule amphibie, il est impossible de le traverser. Il faut donc rebrousser chemin. La tension monte dans la voiture, l’heure tourne, une accélération avant une bosse et une ornière un peu plus importante que prévu et la voiture atterrit un peu plus rudement qu’attendu. Nouveau coup de téléphone de l’assurance. “Allô? Le tracker signale que votre véhicule a enregistré une secousse un peu forte, tout va bien? La voiture n’a rien?” Nous sommes partagés entre le fou-rire et l’énervement.

La préoccupation du représentant de l’assurance paraît totalement incongrue à ce moment précis. Sa politique d’intrusion au moindre écart par rapport à la norme de conduite dictée par son algorithme prudentiel est irritante est révélatrice des tendances extrêmes du type de surveillance que nous prépare la société connectée. Elle est également la preuve que cette société du risque digitalisée n’est pas réservée aux pays occidentaux mais qu’elle se diffuse partout, même si elle ne concerne que les personnes dont les revenus leur en permet l’accès. Tout comme la “société du partage” vantée par la technosphère concerne essentiellement une population aisée, la sécurité offerte par ces nouveaux dispositifs techniques n’est accessible qu’à ceux qui peuvent acquitter des primes d’assurances confortables. Mais la sécurité promise par l’alliance de ces technologies va de pair avec la renonciation à une certaine liberté. Liberté de mouvement, de comportement. La vie se passe sous le contrôle des compagnies d’assurances qui peuvent vous étiqueter comme un bon ou un mauvais sujet, fichage dont l’impact pourrait être plus grave qu’une répercussion sur le calcul de votre prime. Que deviennent les données collectées sur vous? Pourraient-elles être utilisées dans le futur dans un sens qui vous seraient défavorable? Le savons-nous réellement ?